Sur l'air du temps (+ PLUS)

Intermezzo sur le temps

La rentrée semble encore être hier, et vous voilà déjà propulsé début décembre, en un clin d'oeil sans n'avoir rien vu passer. Serait-ce là une conséquence stupide de l’idiote idée répandue que, de nos jours, vous savez bien, on ne prend plus le temps pour rien, on fait tout trop vite, dans un empressement permanent, si bien que le temps lui-même irait vraiment plus vite.

Jadis, selon les anciens, on prenait le temps tandis qu’aujourd’hui tout va trop vite, et ce serait là un mal de notre société contemporaine. C’est grotesque.

Non mais, d’une, pensez-vous que la vie allait plus lentement à l’époque des sauteries à la Cour, des débauches sous la monarchie de Juillet, ou que sais-je encore, du temps des vaches à garder dans les prés de votre grand-père. Bien sûr que non, à moins d’être le fils spirituel de Monsieur Balladur ou Santini, cela serait d’un ennui éprouvant.

De la langueur

De deux, on sous-mésestime le Temps. Sait-on réellement qui il est ? Non, pas vraiment. Alors sans avoir répondu à cette question, comment dire qu’il est bon de le prendre ? Déjà dans les années 400, un religieux du nom d’Augustin d’Hippone s’alanguissait sur la question, “Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus.” La bête n’a pas changé, toujours finaude elle ne se laisse pas attraper avec aisance, l’antique problématique du temps est inchangée, comment l’empoigner et l’accrocher suffisamment pour lui donner toute sa mesure ?

Aujourd’hui donc, pour nous c’est travaux pratiques, on balaie tout préjugé et on file à la poursuite du Temps. Notre idée directrice pour triompher est simple : pour bien saisir ce qu’est le temps, quoi de mieux que de l’éprouver dans toute sa longueur ? Le concept est lui aussi simple, vous n’avez rien à faire si ce n’est enchaîner les langueurs et collectionner les moments insignifiants pendant une journée. À titre d’exemple, voici quelques pistes.
Quelques pistes

C’est le jour J, vous avez soigneusement pris la précaution d’écarter tout ce qui pourrait vous faire échouer dans votre quête du temps, copine, copain, ami(e), chien, alcool, hamster, plantes vertes, … Ce matin, vous vous levez trop tôt, fatigué d’une nuit trop agitée : excellent, le chauffage à cinq était une bonne idée.

Pour bien commencer la journée, vous optez pour le RER le plus inconfortable de l’existence, à l’heure de pointe bien entendu, une veine pour vous, aucun siège n’est disponible, vous voyagez debout, atrocement serré, le nez fourré dans l’aisselle de votre voisin qui, manifestement, est parti un peu précipitamment ce matin. Vous resterez ainsi le temps de faire l’aller complet, sans raison aucune. C’est d’autant plus efficace qu’aujourd’hui est un de vos jours de vacances.

Il est 10h, vous êtes arrivé dans une ville inconnue, à presque deux heures de chez vous. Vous vous empressez de trouver la non-activité suivante. Vous passez devant un ophtalmologue, l’occasion ne se loupe pas ; vous entrez, confiant et sans rendez-vous. Vous baratinez la secrétaire sur un problème oculaire bidon en ajoutant qu’attendre ne vous dérange pas ; elle vous invite à aller en salle d’attente, le docteur vous recevra dès que possible. Parfait, vous aussi vous connaissez le sens de “dès que possible” chez un ophtalmologue. En plus, le cabinet est ouvert depuis à peine deux heures, mais comme la profession se l’impose, le docteur a déjà une heure de retard dans la vue.

Poireauter avec des 107 ans

En salle d’attente, toutes les chaises à peu près confortables sont prises, il ne reste qu’un modèle en bois qui, sans faille, vous torturera le dos d’ici un quart d’heure. Excellent. Face à vous, deux têtes à s’appeler Germaine et Simone vous fixent longuement, c’est insupportable. Pire, elles se connaissent et, pas de pot, sont à moitié sourdes – l’autre moitié, rappelons-le, est aveugle. Vous profiterez donc de toute la discussion sur tant de sujets passionnants allant de leur culture de champignons à l’arrosage idéal des Hibiscus, sans aucun moyen d’y échapper. C’était prémédité, vous n’avez pris ni livre, ni baladeur, ni téléphone, rien qui puisse, comme on dit, passer le temps. Perdu, votre regard se pose sur la petite table où s’entremêlent des restes de magazines, vous rencontrez un numéro jauni et corné de Broderie Tradition : tout se passe comme prévu.

Il est 14h30, vous avez attendu presque trois heures, en deux minutes le problème est vu. En plus vous payez, parfait. Après avoir mangé seul dans un fast-food empestant le graillon ; le ventre lourd et ballonné, vous voilà à nouveau dans la rue. Une affiche qui n’en finit plus de se décoller retient votre attention. Ici-même, cette après-midi à 15h30, conférence sur La projection du noyau magnocellulaire sur les mésopontins cholinergiques, sous-titrée “Une vision simplifiée du cycle veille-sommeil-rêve par le Docteur Meunier”. L’occasion est inespérée : vous prenez place, la conférence débute à l’heure, vous ne savez pas quand elle se terminera : c’est là le seul intérêt. Pendant dix minutes, vous tenez, comprenant par rapprochements successifs. Ce n’était que l’introduction. À présent, c’est une autre langue, vous ne pouvez pas vous endormir, ça ne se fait pas, vous êtes trois dans la salle. Que demander de plus ?

Il est 19h30, enfin vous sortez, dehors la nuit est tombée. Il ne vous reste plus qu’à prendre un RER bondé après en avoir laissé passer deux.

Demain, vous pourrez saluer votre éclatante réussite et vous dire que, finalement, l’empressement de notre société citadine n’est certainement ni un mal, ni un hasard, tant ce qui la compose peut devenir déprimant en y prêtant de l'attention.


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